IVRESSE DE L'OEIL

Ivresse de l'oeil

Fabien Ribery

« Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ?
Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? »
Georges Perec, L’infra-ordinaire, 1989

Lorsqu’il parcourt la planète, Jacques Borgetto observe les signes et les formes que la réalité s’amuse à lui offrir, la restituant en une mosaïque d’images dont le montage cut permet de révéler des correspondances inattendues : entre une petite fille noire à la robe blanche portant un bouquet de fleurs et l’océan roulant sur des rochers, entre des jeux de plage et une chapelle de campagne, entre une antenne de télévision et une cage à oiseaux, entre une mère protégeant son enfant sous un parapluie et la place d’une ville anonyme photographiée derrière une vitre.
Ayant évacué la lourdeur de la chambre 4 x 5 pour la légèreté du téléphone portable, la précision technique pour le geste libre de la petite boîte de vision tenant dans la poche, le photographe globe-trotteur a parié sur l’instantanéité de ce qui surgit plutôt que sur le dispositif qui construit de la belle image.
Qu’il soit en France, au Tibet, au Mali, au Japon, en Argentine, au Chili ou en Norvège, Jacques Borgetto poursuit inlassablement en actes photographiques un journal intime ayant pour ambition de fixer des vertiges, des sensations, d’étranges perceptions, des étonnements, des riens qui sont des totalités, le ballet enchanteur de l’existant.
Il n’y a pas ici d’héroïsme photographique, mais des images ouvertes et précaires, transparentes et mystérieuses, se déployant entre figuration et abstraction, plein et vide, terrestre et céleste.
Il ne s’agit pas de discourir, mais de créer des chocs visuels très ténus, des scènes douces de stupéfaction muette.
Jacques Borgetto passe les frontières, rencontre des visages, des objets, des couleurs, des symboles, des inscriptions.
La dimension métaphorique de chaque image, de chaque diptyque, est inhérente au processus de prélèvement et d’exposition de segments de réalité, mais là n’est pas l’essentiel, qui est de saisir, à l’occasion d’une odyssée géographique ininterrompue, ce qui sans crier gare se pose sur la rétine photographique, l’air de rien.
Nous pénétrons dans la magie de ce que Georges Pérec a pu appeler, contre la fascination de l’exotique, l’« endotique ».
Dans une lettre de 1937, Gershom Sholem écrit : « La montagne n’a besoin d’aucune clef ; il suffit seulement de pénétrer le rideau de brouillard qui l’entoure. Pénétrer ce rideau : voilà ce que j’ai tenté de faire. »
La mer n’a besoin d’aucune clef, ni le minaret s’élevant dans l’azur, ni l’aquarium géant sur lequel s’appuie un enfant, ni le cheval dans les bois, ni le clocher sous la neige, ni l’orée d’une poitrine dévoilée, ni la jeune femme jouant du violoncelle dans une église, ni les camping-cars se suivant sur une route d’altitude, ni la grande roue de fête foraine.
Il y a l’évidence d’une unité, d’un passage de l’être dans l’âtre photographique, d’une puissance et d’une fragilité célébrées en même temps, entre élégie et hymne discret à la vie en tant que vie.
Jacques Borgetto habite le pays des analogies, où les coïncidences formelles et thématiques sont moins des hasards que des nécessités.
Il suffit d’un léger décalage, d’un pas de côté, pour que de nouveau notre attention soit mobilisée, et que se libère un afflux de sensations insoupçonnées.
Nous traversons des paysages, urbains ou naturels, que, affairés, employés surmenés du vide, nous ne voyons plus, ou peut-être n’avons jamais vus.
L’enjeu n’est-il pas de rester à l’écoute du plus immédiat, du plus commun, du plus beau ?
Un cliquetis singulier et la tête se renverse. Tout a changé, puisque rien ne change, tout est neuf et ancien, comme une voix traversant les siècles.
Un bouquet d’œillets sous une lumière douce forme une nature morte délectable. Nous les regardons mais, plus profondément, ce sont eux qui nous regardent, et nous élisent, ou pas.
N’oublie pas que tu dois mourir, que tu dois vivre, que tu dois embrasser, que tu dois rire, semblent-elles ils nous dire.
La mélancolie d’accord, mais il y a l’entièreté de cette drôle de planète malade qui t’accueille.
N’oublie pas que si tu es né mâle ou femelle, tu aurais très bien pu grandir bivalve, toit d’église, kimono, nuage ou vache landaise, et que les marées dont tu t’enchantes comme des lignes d’horizon sont moins de pures extériorités que les mouvements de ton cœur.
Si les logiques de séparation structurent l’ensemble du champ social, Jacques Borgetto parie sur l’ivresse calme des fragments du monde associés pour réconcilier le singulier et le multiple, et dépasser les fausses antinomies construisant, comme le dénonçait Arthur Rimbaud, une raison borgnesse.
« Ce qu’il s’agit d’interroger, poursuit George Perec, c’est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner. »
En cela, la photographie, lorsqu’elle se fait chant, prenant le temps de contempler, loin de toute précipitation sociale, loin du spectacle des cataclysmes envahissant les écrans, conduit au sacre du plus proche en le rétablissant dans l’entièreté de son être.
Ne cherchez pas le spectaculaire ni la fascination pour l’effroi, vous ne les trouverez pas ici.